Conflit entre les instances européennes et la Cour constitutionnelle allemande : le début de la fin ?

Par une décision du 5 mai 2020, la Cour constitutionnelle allemande a désavoué la Cour de justice de l’Union Européenne déclenchant une crise inédite. Le début de la fin ? La prudence est de mise car il ne faut jamais sous-estimer ni l’inventivité des technocrates européens ni l’aveuglement idéologique de nos dirigeants. Résumons ce que l’on sait. Depuis 2003, le Système européen de banques centrales (SEBC) composé de la Banque centrale européenne (BCE) et des banques centrales nationales des Etats membres de l’Union européenne s’est fixé pour objectif « le maintien, à moyen terme, de taux d’inflation inférieurs à, mais proches de, 2 % » et ce, afin de remplir sa mission prévue par les traités européens d’assurer la stabilité des prix. Lors de la crise de l’euro survenue en 2012, et sous l’impulsion de son ancien Président Mario Draghi, la Banque centrale européenne a mis en place des programmes de rachat de dettes souveraines (ou emprunts d’Etat) sur le marché secondaire. C’est ce que l’on appelle la pratique du « quantitative easing » dont l’objectif est double : rassurer les prêteurs sur la solvabilité des Etats et soutenir la consommation et l’investissement. Sauf qu’en pratique, les injections massives de liquidité sur les marchés financiers ont surtout eu pour effet d’alimenter des bulles spéculatives, en particulier sur le marché de l’immobilier. Et cela, l’Allemagne l’a parfaitement compris et n’en veut pas, ou du moins pas trop. On peut la comprendre. En raison de leur démographie, nos voisins germaniques ont toutes les raisons de s’inquiéter des effets inflationnistes de la politique monétaire européenne alors notamment que l’un de leurs objectifs premiers est de préserver le niveau de vie de leurs retraités en garantissant la valeur de leur épargne. C’est dans ce contexte que la Cour constitutionnelle allemande a été saisie pour se prononcer sur la conformité au droit des pratiques dites « non conventionnelles » de la BCE. Sur renvoi préjudiciel, et aux termes d’un arrêt du 11 décembre 2018 (Affaire Heinrich Weiss e.a), la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que le programme d’achats de titres de secteur public (dit PSPP) était conforme aux traités européens. Elle a justifié sa décision aux motifs que « ce programme relève du domaine de la politique monétaire pour laquelle l’Union dispose d’une compétence exclusive, pour les États membres dont la monnaie est l’euro, et respecte le principe de proportionnalité » et que « le programme PSPP ne viole pas l’interdiction du financement monétaire, qui interdit au SEBC d’accorder tout type de crédit à un État membre. La mise en œuvre de ce programme n’équivaut pas à l’acquisition d’obligations sur les marchés primaires et n’a pas pour effet de soustraire les États membres à l’incitation à conduire une politique budgétaire saine ». C’est là que la Cour de Karlsruhe fait savoir qu’elle ne l’entend pas de la même oreille et somme la BCE de justifier sous un délai de trois mois que son action est bien proportionnée au but recherché, tout en brandissant la menace que la banque centrale allemande ne participe plus au « PSPP ». Pourquoi est-ce inquiétant ? Parce que le « PSPP » limitait la faculté de rachats des dettes souveraines à hauteur de 33% de l’endettement de chaque Etat membre. Or, et à l’occasion de la crise du coronavirus, la BCE a justement adopté un nouveau dispositif dit « PEPP » (programme temporaire d’achats d’urgence face à la pandémie) permettant de s’affranchir de la limite des 33% ! L’Allemagne grince déjà des dents. En réponse, la Commission européenne montre les crocs : elle fait savoir qu’elle pourrait lancer une procédure d’infraction contre l’Allemagne avec sanctions financières à la clé. Et cela juste après que la CJUE – fait rarissime – publie un communiqué officiel pour rappeler la primauté du droit européen sur le droit national des Etats membres de l’UE. Dernière réplique en date ? L’un des juges siégeant à la Cour de Karlsruhe déclare dans une interview que la BCE « ne doit pas se considérer comme le Maître de l’Univers » et « assumer sa responsabilité face aux citoyens ». Les européistes ont toutes les raisons d’être pessimistes pour l’avenir car ce conflit ne fait que mettre à nu les failles structurelles de l’Union Européenne qu’ils s’appliquent depuis tant d’années à nier, minimiser ou dissimuler.

L’évidence est là : l’euro ne peut pas fonctionner car il n’existe pas de peuple européen mais des peuples nationaux aux intérêts divergents. Adopter une monnaie unique et en confier la gestion à une entité supranationale indépendante était la garantie que certains peuples seraient avantagés au détriment des autres, sans que ni les premiers ni les seconds n’aient jamais leur mot à dire. Sur le plan économique, c’est stupide. Sur le plan politique, c’est anti-démocratique. Il y a d’ailleurs une certaine ironie à constater que la Cour de Karlsruhe demande aujourd’hui à la BCE d’assumer sa responsabilité devant les citoyens alors même que l’Allemagne a toujours été la première à défendre le principe de l’indépendance de cette institution. Confirmation s’il en était besoin que les principes sont bien peu de choses quand les intérêts sont en jeu.

Ce que révèle cette crise en définitive, c’est que n’ayant jamais véritablement tranché entre « l’Europe fédérale » et « l’Europe des nations », la construction européenne – l’euro en tête –  s’est mise dans une impasse. Les contradictions d’intérêts entre les différents Etats membres deviennent chaque jour plus intenables. Dans ce contexte, la première puissance économique de l’union Européenne qu’est l’Allemagne semble plus que jamais décidée à défendre prioritairement les intérêts de son peuple. On aimerait pouvoir en dire autant de la France qui par la faute ses dirigeants successifs s’est depuis longtemps soumise aux injonctions supranationales de Bruxelles pour préserver le « rêve européen ». S’ils ne se réveillent pas, c’est plutôt le cauchemar qui nous attend.