INTERVIEW FIGARO VOX – “Nous sommes 99% à avoir intérêt à un changement d’orientation politique”

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – À l’occasion de la parution de son dernier livre «Reprendre le pouvoir», l’avocat et ancienne figure du mouvement des gilets jaunes François Boulo, évoque son itinéraire intellectuel et politique. Selon lui, il est nécessaire de rompre avec les orientations économiques européennes et de changer de paradigme politique pour que la France retrouve sa souveraineté.

FIGAROVOX.-Dans votre livre «Reprendre le pouvoir», Vous dîtes que vous êtes sorti d’un «coma politique». Qu’entendez-vous par là?

François BOULO.-En 2007, j’avais 21 ans et j’ai voté Nicolas Sarkozy. Je pensais connaître la politique alors que j’avais une approche qui consistait surtout à m’intéresser à la personnalité des candidats plutôt qu’aux idées.

Au cours du quinquennat Sarkozy, j’ai commencé à me rendre compte que les mêmes débats revenaient sans cesse, les mêmes oppositions stériles et pendant ce temps-là, la situation économique du pays se dégradait. J’ai donc décidé de m’intéresser au fond, aux idées. Et c’est en étudiant en particulier l’économie que je me suis forgé une toute nouvelle vision du monde car j’ai découvert que nous étions sous l’emprise d’une idéologie que l’on désigne communément sous le terme de «néolibéralisme».

C’est pourquoi l’économie est le point de départ de mon analyse. J’essaie de déconstruire le néolibéralisme non pas d’un point de vue conceptuel ou historique, mais en partant des idées reçues que cette idéologie a fixé dans l’esprit des citoyens. J’ai identifié 5 dogmes qui sont répétés à longueur de temps dans le débat public mais aussi dans la rue, au bistrot, lors des repas de famille, etc.

Quels sont ces cinq «dogmes» que vous avez identifiés?

Ce sont les poncifs suivants :

Il faut générer de la croissance pour améliorer le pouvoir d’achat des citoyens.

Il faut privilégier la concurrence et le secteur privé qui produit les richesses car l’État est mauvais gestionnaire et gaspille l’argent public ;

Il faut réduire les dépenses publiques car la France est en faillite ;

Il faut réduire les impôts car ils font fuir les plus riches ;

Il faut flexibiliser le marché du travail car le coût du travail est trop élevé en France, le droit du travail trop punitif pour les employeurs, et les chômeurs trop paresseux pour chercher un emploi.

Si vous croyez en ces principes, il n’est pas possible de penser une alternative politique. C’est ce que j’appelle la prison des esprits. Je pense que pour disposer d’une bonne compréhension du système politique, il est indispensable de bénéficier de bases en économie.

Or, je constate que la plupart des citoyens ont la même aversion pour l’économie que pour les mathématiques au collège. C’est une erreur. C’est notre ignorance en économie qui permet aux candidats politiques de nous berner.

Vous avez soutenu le mouvement des gilets jaunes. Aujourd’hui les choses ne semblent pas avoir changé. Est-ce un échec ou a-t-il réussi à faire bouger les lignes?

Le mouvement des gilets jaunes portait un message par essence révolutionnaire, dans le bon sens du terme, qui exprimait la volonté d’un changement de paradigme. Il a attaqué le système en son cœur, c’est-à-dire la question démocratique avec le référendum d’initiative citoyenne et la question de la répartition des richesses.

Mais cette force collective s’est retrouvée isolée du reste de la société. Le traitement médiatique axé sur la violence dans les manifestations a finalement réussi à retourner une partie de l’opinion publique en poussant les classes moyennes à se désolidariser des gilets jaunes dans leurs formes d’actions. La répression policière et judiciaire a fini le travail en étouffant la colère.

Pour autant, la crise n’est pas résolue car le pouvoir n’a pas répondu aux revendications du mouvement. Celui-ci va produire des effets à plus long terme. Comme le dit Emmanuel Todd, les gilets jaunes sont le signe annonciateur du retour de la lutte des classes en France.

Le message véhiculé par les gilets jaunes va s’imposer de lui-même dans les années à venir dans l’opinion publique car la France est en situation de déclin économique avec une baisse du niveau de vie qui touche déjà au moins 30% de la population. Et ce n’est qu’un début. Avec la crise du Covid19 et ses répercussions économiques, cette dynamique va s’accélérer.

L’idéologie néolibérale serait donc responsable selon vous de tous les maux?

Ça fait maintenant 40 ans que la politique menée est la même quel que soit le candidat élu. Or, pendant que les «gens d’en bas» vivent moins bien, les 0,1% les plus riches ne cessent d’augmenter leur capacité prédative sur la production de richesse et voient leurs revenus exploser.

Non seulement les classes dominantes sont responsables du déclin de la France, mais en plus elles refusent de prendre leurs pertes en faisant payer l’addition au reste de la société française.

Dans ce contexte, le plus inquiétant est que le pays est paralysé politiquement. La classe politique est incapable de répondre aux aspirations au changement qu’expriment la société car elle reste à quelques exceptions près soumises au néolibéralisme.

La classe moyenne supérieure, c’est-à-dire les 25% les plus aisés, contribue au maintien du statu quo car elle vit encore trop confortablement pour renoncer à ses illusions. Le temps des tempêtes arrive. Il est urgent de comprendre que nous sommes 99% à avoir intérêt à un changement d’orientation politique.

La crise du Covid a révélé le déclin industriel de la France mais aussi de l’Europe. Faut-il mettre en cause l’Union européenne?

Si le néolibéralisme est la prison des esprits, j’appelle l’UE la prison institutionnelle. Nous avons délégué les leviers essentiels de la souveraineté en matière économique, à travers la gestion de la monnaie et l’impossibilité de réguler les échanges commerciaux. L’euro est un vrai handicap pour l’économie française. Il faut savoir qu’en raison de notre appartenance à la zone euro, notre politique économique est pour l’essentiel soumise aux injonctions de la Commission européenne.

Les politiques d’austérité, de privatisations, de flexibilisation du marché du travail, de baisse des impôts pour les grandes entreprises, découlent toutes de demandes expresses des instances européennes. Nous sommes par ailleurs soumis au libre-échange sans possibilité de mener une politique protectionniste, seule à même de protéger le tissu industriel du pays. Le fonctionnement de l’Union européenne et du marché unique basé sur le principe de «libre concurrence» est absurde, voire mensonger.

Les traités européens devraient instaurer les conditions de la coopération entre les pays et non les livrer à une guerre de tous contre tous. En l’état, la concurrence au sein du marché unique est déloyale puisque les niveaux de développement des différents pays sont hétérogènes, en particulier en termes de niveaux de salaires et de cotisations sociales.

Tant que l’on reste soumis au carcan européen, nous n’avons pas le choix que de faire pression à la baisse sur les salaires et de détruire notre système de protection sociale. Il ne me semble pas que l’on ait fait l’Union européenne dans le but de paupériser les classes moyennes et populaires.

Si l’on continue à n’opérer aucune régulation, à laisser les délocalisations se faire à la fois dans les autres pays du monde mais aussi au sein de l’union européenne en particulier en Pologne, il est évident que la France ne pourra pas retrouver une industrie digne de ce nom. Or, disposer d’un appareil productif performant est le seul moyen de préserver le niveau de vie de la population.

La crise sanitaire a confirmé qu’il n’y avait aucune solidarité entre les pays européens et que les instances européennes sont incompétentes. Nous sommes en retard sur la campagne de vaccination alors que le Royaume-Uni, à qui on promettait le chaos en sortant de l’UE, a d’ores et déjà vaincu la pandémie.

Il faut se rendre à l’évidence: l’Union Européenne ne fonctionne pas et il est illusoire de penser que des aménagements à la marge pourraient corriger la situation. La réalité est que les intérêts des pays membres divergent de plus en plus. Au stade où nous sommes, soit l’Union européenne fait son «reset» en se repensant de fond en comble – ce qui semble fort peu probable -, soit elle prend le risque d’imploser dans les années à venir comme le pointe d’ailleurs la Deutsche Bank dans un récent rapport. Dans ces conditions, la France devrait assumer de rentrer dans une logique de rupture avec l’Union Européenne pour défendre ses intérêts stratégiques.

La France doit-t-elle selon vous, faire comme les Anglais et quitter l’union européenne?

La différence fondamentale entre nos deux pays est que le RU n’était pas dans la zone euro. Je me dois d’être honnête: je n’ai pas les compétences suffisantes pour dire s’il est possible ou non de sortir unilatéralement de l’euro, et avec quelles conséquences. Les économistes divergent sur cette question. En revanche, il est acquis que l’euro est un échec et qu’une nouvelle crise financière pourrait condamner la monnaie unique. Depuis la crise grecque, l’euro est en sursis. Nous n’allons pas pouvoir faire tourner indéfiniment la planche à billet avec le «quantitative esaing».

Ces politiques monétaires engendrent une inflation des actifs et notamment de l’immobilier pendant que l’économie européenne est au ralenti, largement dépassé par les États-Unis et la Chine. Nous sommes dans une situation absurde ou les économies ont été paralysées par les mesures de confinement et les restrictions sanitaires, et les marchés financiers continuent de flamber avec les politiques monétaires menées pour rassurer les détenteurs de dettes publiques.

Nous devrions admettre que l’euro ne fonctionne pas et pouvoir débattre publiquement et rationnellement de cette question. Je pense également que l’État devrait anticiper la possibilité d’un éclatement de la zone euro et préparer un plan b reposant sur la remise en circulation d’une monnaie nationale. Gouverner, c’est prévoir.

Vous pointez la responsabilité des médias pour qui, ces questions seraient taboues. En quoi seraient-ils responsables de ce «statut quo»?

Il y a à mon sens deux sujets tabous: la critique du néolibéralisme et de l’union européenne.

Le système médiatique est dans son ensemble aliéné au néolibéralisme. Cela tient autant aux conditions de propriété des médias qu’à l’entre-soi du milieu journalistique. Je pense que la plupart des journalistes n’ont pas du tout conscience de leurs biais idéologiques, tout comme je n’avais pas conscience des miens il y a une dizaine d’années.

Le plus problématique est que le traitement de l’information est largement orienté vers des sujets accessoires au détriment de ceux qui conditionnent la vie des citoyens. La plupart des sujets qui abordent frontalement les conditions matérielles de l’existence de la vie quotidienne sont écartés.

La classe médiatique m’apparaît être à l’image de la classe moyenne supérieure. On parle beaucoup de séparatisme, mais s’il y en a bien un qui est lié à la crise institutionnelle et politique, c’est le séparatisme des classes moyennes supérieures qui habitent dans les métropoles et qui ne se rend pas compte de la réalité de ce que vit la «France périphérique» comme l’appelle Christophe Guilluy.

Il en résulte une déconnexion et une incapacité à faire surgir dans le débat public les contradictions d’intérêts qui traversent la société française. Or, le bon fonctionnement d’une démocratie exige que les divergences d’opinion soient publiquement débattues pour permettre de trouver des compromis et une résolution apaisée des conflits.

Dans votre livre vous évoquez la perte de la liberté d’expression et plus largement des libertés individuelles en comparant le système actuel à une sorte de dictature. N’est-ce pas excessif?

Je ne qualifie pas le système actuel de dictature. Je dis que nous assistons à une dérive autoritaire qui pourrait finir par déboucher sur une nouvelle forme de totalitarisme. Bien que nous n’y sommes pas encore, le risque est bien réel. Cette dynamique résulte du fait qu’alors que le mécontentement progresse dans la société, les classes dominantes ne veulent pas changer de logiciel politique et font tout pour maintenir le statu quo.

Dès lors, elles n’ont pas le choix que de restreindre les libertés individuelles. Avec le développement d’internet et des réseaux sociaux, un nouvel espace de liberté est apparu que le pouvoir tente de restreindre. J’analyse par exemple le projet de loi «Avia» sur les contenus haineux.

Les atteintes à la liberté de la presse se sont également multipliées ces derniers temps. On peut citer la tentative de perquisition dans les locaux de Mediapart dans l’affaire Benalla ou encore la convocation de certains journalistes par la DGSE en raison d’enquêtes sur la vente d’armes de la France à des pays étrangers.

Par ailleurs, la liberté de manifester n’existe plus depuis la répression policière qui s’est abattue sur les gilets jaunes. Des centaines de personnes ont été gravement blessées voire mutilés. Il est important de rappeler que parmi les personnes mutilées, pas une seule n’a fait l’objet d’une procédure judiciaire. Les manifestants savent désormais que s’ils décident d’exercer leurs droits, ils risquent de se faire violenter bien qu’étant innocents.

Il faut aussi prendre compte le développement des moyens de surveillance de la société avec les smartphones qui permettent de collecter un nombre considérable de données ou encore les caméras intelligentes qui vont se multiplier à n’en pas douter.

Dans ces conditions, je redoute l’avènement d’une nouvelle forme de totalitarisme qui ne ressemblerait pas aux dictatures du 20ème siècle avec les bruits de bottes et les exécutions sommaires mais qui serait une société de surveillance, plutôt dans l’esprit de celle imaginée par Georges Orwell dans son roman «1984». La sanction ne serait plus la prison ou la peine de mort mais l’ostracisation sociale, sur le modèle du passeport citoyen que la Chine impose à ses ressortissants.

Une prise de conscience est plus que jamais nécessaire. Sans remise en cause de l’orientation politique économique, cette dynamique de restriction des libertés ne va faire qu’empirer. En somme, il est urgent de rompre avec le néolibéralisme pour sauver les libertés individuelles.

Quelles solutions préconisez-vous?

Au-delà des questions économiques et institutionnelles, je pense qu’il ne faut pas négliger la crise philosophique ou existentielle qui traverse société. La société de consommation et la culture de masse ont favorisé le développement de l’hyper individualisme contribuant à isoler les individus et à détruire le collectif. Je crois nécessaire que chacun fasse une introspection pour essayer de s’émanciper individuellement. Prendre conscience des conditionnements psychologiques qui sont les nôtres est déjà une première étape.

Je préconise ensuite de cultiver l’art du doute pour faire progresser ses connaissances, et de remettre la bienveillance au cœur de nos relations avec les autres, ce qui implique une forme de tolérance vis-à-vis des opinions contraires. Aujourd’hui, nous assistons à une polarisation du débat public qui ne vit qu’au gré des indignations et polémiques stériles.

Plus généralement, la société est en pleine crise de confiance ce qui neutralise totalement notre capacité résoudre les problèmes auxquels nous faisons face. Là encore, la confiance ne pourra revenir que lorsque les classes dominantes accepteront de changer de paradigme en redonnant du pouvoir aux citoyens et en instaurant une répartition des richesses plus équitable.

Il est essentiel que l’échelle des revenus corresponde à nouveau à la contribution de chacun à l’utilité commune. Je doute fort malheureusement que les classes dominantes se remettent en question spontanément. La pression des classes populaires et moyennes va se faire de plus en plus forte dans les années à venir.

Qu’attendez-vous de l’élection présidentielle de 2022? La France peut-elle renouer avec la souveraineté?

Je suis très sceptique sur la possibilité d’un changement d’orientation politique à la suite de l’élection présidentielle de 2022. Je mets en garde ceux qui seraient tentés par un vote en faveur de Marine Le Pen avec l’espoir de créer une rupture avec la politique actuelle. Elle a renoncé à rompre avec l’union européenne et ne veut plus sortir de l’euro. Elle pratiquera donc la même politique économique qu’Emmanuel Macron.

Du centre à l’extrême droite, les candidats resteront dans la logique néolibérale et la gauche est totalement éclatée sur la question de la souveraineté. Je pense que la classe politique française est en l’état actuel inapte dans son ensemble à répondre aux aspirations de changements. À moins d’un miracle, 2022 ne changera rien à la situation.

Si je n’attends rien de l’élection présidentielle en elle-même, je pense néanmoins essentiel de profiter de cette période pour mener le combat des idées, et convaincre autour de soi. Les moments où les gens sont disposés à débattre de politique sont rares. Il faut donc en profiter. Cessons d’appréhender la politique à travers les étiquettes et les personnalités, cela ne nous mènera nulle part. Concentrons-nous sur les idées. Le travail en vaut la peine.


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Comments

  • Je me suis procuré ” reprendre le pouvoir des sa parution”…. Le contenu me paraît incontournable en effet et il importe à tout prix de sensibiliser les personnes non initiées à l’économie par tous les moyens disponibles pour contrer la désinformation des médias dominants…
    Après lecture, Il m’est venu l’idée qu’il ne serait peut-être pas inutile de fractionner ces informations essentielles sous la forme de petites vidéos ciblées comme cela se fait par exemple dans ” la minute de Ricardo ” ou “le défi de la vérité (France Soir)…”

    Les destinataires du message ne sont en effet pas nécessairement des lecteurs compulsifs, et il me semble indispensable de leur faciliter l’accès au maximum.
    Qu’en pensez-vous?

    Je suis bien entendu à votre disposition si vous avez besoin d’aide (montage vidéo,re lecture de texte etc)

    Patrick MACRE

  • Je partage la totalité de vos propos dans cet article ! Définir les 10 sujets majeurs susceptibles d’avoir l’oreille des 60% de la population que représentent les « non nantis » à mettre en avant pendant la présidentielle ? J’en donne un : le renchérissement du logement qui nous appauvri. A suivre ?

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